jeudi 18 février 2016

Madame St-Clair, Reine de Harlem - Raphaël Confiant

Madame St-Clair, Reine de Harlem, de Raphaël Confiant

323 pages
Editions Mercure de France
Parution : Septembre 2015

4ème de couverture :
    Ma chance à moi, Stéphanie St-Clair, Négresse française débarquée au beau mitan de la frénésie américaine, fut qu’à mon arrivée Harlem commençait à se dépeupler de ses premiers habitants irlandais, puis italiens, lesquels cédaient la place jour après jour, immeuble après immeuble, à toute une trâlée de Nègres venus du Sud profond avec leur accent traînant du Mississippi et leur vêture ridicule en coton de l’Alabama. Dès le premier jour sur cette terre d’Amérique, je me jurai que personne ne me marcherait plus sur les pieds ni ne me traiterait en petit Négresse. Personne !
   Dans le New York des années 1920-1940, Stéphanie St-Clair connut un incroyable destin. Venue de sa Martinique natale, elle deviendra reine de la loterie clandestine, surnommée "Madame Queen" ou "Queenie" par le milieu, et affrontera avec succès à la fois la pègre noire et la mafia blanche du Syndicat du crime. Traversant avec panache toutes les époques – la Première Guerre mondiale, la prohibition, la Grande Dépression de 1929, la Seconde Guerre mondiale et le début du Mouvement des droits civiques – elle s’enrichit et devint une icône à Harlem, mais aussi dans nombre de ghettos noirs du nord des États-Unis.
    Ce roman rend justice à celle qui fut, outre une femme-gangster impitoyable et cruelle, un précurseur de l’affirmation féministe afro-américaine.  


    Je vous parlais hier d'un livre auquel il faut laisser du temps, afin de mieux en profiter. C'est également le cas de celui-ci. Ce fut une de mes dernières lectures de 2015, peut-être même une des plus prenantes et passionnantes également.

    Raphaël Confiant nous propose ici un livre-document-biographie, difficile d'être vraiment plus précise. En effet il a choisi une narration originale : c'est Stéphanie St-Clair qui raconte sa vie, par épisodes, à son neveu venu la voir afin de collecter et rassembler son histoire en vue d'en faire un livre.
    De ce fait, la narration n'est pas linéaire : il y a des sauts dans le passé, des retours en arrière, des répétitions, des mises en miroir, etc ... on ne s'ennuie pas une minute à la lecture de ce récit. Ce choix de l'auteur rend le texte vivant et très réaliste : une personne âgée qui reviendrait sur sa vie, ne le ferait pas autrement, car comment raconter une vie, et d'autant plus SA vie de façon linéaire ? C'est impossible, la mémoire joue à cache-cache avec les souvenirs, il y a des épisodes que l'on préfère taire, mais qui devront ressurgir tout de même à la lumière d'autres évènements ; il y a les souvenirs que l'on pensait avoir tout simplement oublié ; ceux qui ne prennent sens qu'une fois qu'on a compris la vie de celui qui la raconte, etc ...
    Ce choix en fait une lecture prenante et passionnante : on ne s'y ennuie pas comme cela peut-être le cas dans une simple biographie, aussi bonne fut-elle. Nous souhaitons toujours en savoir plus, savoir jusqu'où est-elle allée, on soupçonne des non-dits, on espère avoir de la lumière sur certains faits, et surtout on admire son courage.

     S'il y a bien deux traits de caractères qui se dégagent de Stéphanie St-Clair, c'est bien : têtue et courageuse !
    C'est incroyable de savoir ce que ce petit bout de femme perdu sur son île Martiniquaise a réussi à faire. Rien ne semblait la prédestiner à tout cela, sauf elle. Car elle n'a jamais perdu foi en elle. Depuis l'adolescence elle savait qu'une vie simple en Martinique ne pourrait la combler, que jamais elle n'accepterait de vivre la même vie que cette mère qu'elle admire pourtant. Stéphanie a des rêves plus grands, elle est intrépide et n'hésite pas à se lancer tête baissée dans l'aventure. De toute façon qu'a-t-elle à perdre ? Il lui semble qu'au contraire : elle a tout à y gagner.
    C'est ainsi qu'elle embarque pour la France, elle y rencontre l'amour et un vieux monsieur passionné. Ce dernier va croire en elle et l'encourager à croire en ses rêves. Après avoir appris les bases de l'anglais, la voici qui débarque sur le sol américain, sans trop savoir encore comment elle va pouvoir s'y faire une place.
    Si l'on peut dire que son destin a été extraordinaire, il ne s'est pas fait en un jour : chaque jour elle a œuvré à se construire la vie qu'elle souhaitait. Elle a commencé par le bas de l'échelle, pour gravir petit à petit les échelons, et arriver à la place qu'elle a si fièrement occupée pendant de longues années : Reine de la loterie marron de Harlem, loterie populaire mais clandestine.
    Si dans son récit elle parle souvent des injustices raciales, des injustices envers son sexe, et les violences qu'elle a subit à cause du fait d'être une femme et noire de surcroit. Lorsqu'elle en parle, il y a parfois de la colère, mais il semble il y a avoir surtout de l'apaisement vis à vis de ce qui s'est passé, comme si la seule chose à retenir était : j'ai survécu, je suis encore là, cela ne m'a pas empêchée d'avancer et d'en arriver où je suis aujourd'hui. Il faut dire que depuis très jeune, elle connaissait les risques qu'encours son sexe de par le simple fait d'exister et de vivre dans une société dominée par les hommes.
    A travers sa vie, elle a essayé de renverser un petit peu cette tendance, au moins dans sa vie à elle : refusant la domination masculine et étant sans pitié pour ceux qui lui manquait de respect. Pour cela on ne peut que l'admirer.
    Bien sûr une vie à la tête d'une loterie clandestine n'est pas exempt de rappels à l'ordre par les autorités. Difficile d'y échapper lorsque l'empire que l'on a construit repose en totalité sur l'illégalité. Si elle nous raconte rapidement, comment elle a su corrompre les agents du gouvernement, elle n'évoque que très brièvement ses passages en prison. Par honte ? Non plutôt parce qu'ils étaient un mal nécessaire à son activité, elle connaissait les risques : elle ne va pas se plaindre à présent que la justice ait été rendue. La seule fois où elle en parle davantage, c'est suite à un passage plus long derrière les barreaux qui a un peu mis à mal son activité et donc qu'il lui a fallu plus de temps pour rasseoir sa position.

    Il y a un point que j'ai envie de développer ici : si Stéphanie St-Clair a pu aussi bien réussir à Harlem, c'est parce qu'elle a également su s'impliquer dans sa communauté. C'est grâce à elle qu'elle a pu s'enrichir et vivre la vie dont elle rêvait, donc elle n'oublie pas de la remercier en finançant divers projets nécessaires au bien-être des habitants de Harlem. Ainsi en gagnant leur confiance, elle ne fait que renforcer son business, ce qui était vraiment très habile de sa part, sûrement vital pour son activité et qui aurait totalement échappé à un homme.

    Vous l'avez compris, à travers ce livre, Raphaël Confiant nous livre l'intimité, les rêves et les espoirs de Stéphanie St-Clair. Il en respecte les origines en glissant de nombreuses expressions martiniquaises à travers le récit. A travers ses mots il sait décrire le courage et l'entêtement dont a su faire preuve cette femme au début du siècle dernier, là où aucune autre avant elle n'avait osé mettre les pieds.
    N'hésitez pas à plonger dans les profondeurs de Harlem avec un guide unique : Madame Stéphanie St-Clair herself !


    Pas facile du tout d'intégrer ce milieu du business d'alcool clandestin et surtout de m'y faire une place, car il était hors de question pour moi de croupir dans mon état de gagne-petit. J'étais venue en Amérique pour réussir ma vie, c'est-à-dire avoir une maison confortable, des domestiques sous mes ordres, des employés dans l'entreprise que je monterais et des hommes aimants à mes pieds qui me couvriraient de fleurs et de bijoux. Ce n'était nullement un rêve, mais une certitude ancrée en moi dès l'instant où j'avais quitté ma Martinique natale, la prédiction d'une vieille quimboiseuse y étant pour beaucoup. Simplement une femme dans la mafia, c'était comme qui dirait un chien à bord d'une yole, selon l'expression créole qu'affectionnait ma mère. Un éléphant dans un magasin de porcelaine, disait ce bon français que je ne connaissais que par les livres. 

    Un homme est un homme, une femme est une femme, certes, mais je ne voyais pas en quoi nous étions inférieures aux porteurs de pantalons et de chapeaux en feutre. 


    La nuit, après l'amour, j'avais, en bonne insomniaque, des difficultés à trouver le sommeil et j'observais mon amoureux qui respirait la bouche à demi ouverte, son visage d'ange couvert d'une fine rousinée de sueur. Est-ce que je l'aimais ? Était-ce vraiment cela l'amour, cet oublie du quotidien, cette désinvolture à l'égard du lendemain, cette impression qu'on avait l'éternité devant soi ? A force de sonder mon cœur, je découvris, à mon grand dam, qu'il ne chantait point, mais qu'il remerciait la personne qui se trouvait à mes côtés d'être là, simplement là. Cela aurait été une autre personne, belle d'une autre manière, serviable et dévouée à ma personne, mais d'une autre façon, que j'aurais éprouvé selon toute probabilité le même sentiment.  

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